Dos au comptoir, il réajusta le nœud papillon à son cou et s'observa dans la glace de la vitrine du bar, passant son pouce sur les follicules noirs de sa barbe taillée en beigne, qui faisait ressortir la proéminence de ses pommettes. Un sourire fit chatouiller ses lèvres des poils de sa moustache, et il dégagea son front en passant ses larges doigts pour relever ses cheveux ébènes et épineux, se donnant un air accueillant.

Il baissa les yeux en ramenant sa main vers lui, arrêtant son regard sur la montre à son poignet. Le bar ouvrait dans 40 minutes (il était arrivé 10 minutes à l'avance en prévision des intempéries dehors). L'hiver à Sweetdreams était différent de ceux à Ottawa et les tempêtes de neige étaient plus rares ici que là-bas, mais Gilles aimait briller par sa ponctualité. On se fiait à lui avec raison.

Les charnières de la vitrine du bar grincèrent lorsqu'il l'ouvrit, furetant déjà des yeux quelle bouteilles il allait exhiber sur le comptoir aujourd'hui - mais son regard s'arrêta sur le reflet fantomatique d'une silhouette humaine aux cheveux blancs, et son sang se glaça, et il eut un sursaut, refermant presque aussitôt la porte de la vitrine pour faire volte-face vers le comptoir

où était assit le spectre.

--BWAH!!!

— D-désolé, je ne voulais pas vous faire peur!
Gilles avait levé ses deux mains dans un réflexe machinal, désirant se protéger de l'entité, reculant d'un pas et cognant son talon au pied des pentures décoratives encadrant le bar et sa vitrine (les bouteilles dedans cliquetèrent en tremblotant les unes contre les autres, menaçant de se renverser des étages).

— Comment vous êtes entré ?? chevrota la voix du pauvre Barman, tombant des nues. Le Bar était fermé! Le Miroir n'ouvrait qu'à 19h30! Les chambres à l'étage, le Game Corner au rez-de-chaussée, La scène et le bar au sous-sol ! À moins d'avoir la clé de la place ou d'être un employé... Mais s'il était un employé, il le connaîtrait ! Le pauvre Gilles semblait bluffé, les coins de sa barbe tirés sur une expression à la fois confuse, effrayée et dépitée. Il n'avait rien de la "Panthère" que sa réputation semblait dire de lui, ressemblant plus à un petit chaton s'étant caché sous une table après avoir entendu un bruit trop fort.

Les gestes lents de l'homme à la chevelure nacrée firent se dénouer la boule de nerf qu'était le barman, qui finit par plisser les yeux et sourciller avec incrédulité, permettant à l'autre d'expliquer les raisons de son apparition.

— « J'habite temporairement la chambre de Gun...J'ai habituellement une forme de dragon asiatique.
— ...

Et le déclic se fit - tout de suite après que son interlocuteur n'encadre le vide entre ses mains pour décrire la taille de sa forme originelle.
— « --Le bibelot!! fusèrent ses mots alors que ses deux yeux s'étaient arrondis de stupeur et d'ahurissement - admirant une fois de plus le pouvoir que le Bluestrike exerçait sur ses propres jugements.

Pour peu, il se sentit aussi embarrassé qu'Ace, se souvenant lui avoir empêché d'approcher le bar sous sa forme de dragon bibelot sous prétexte qu'il était trop petit et trop fragile pour être réellement en sécurité au beau milieu de fêtards un peu maladroits du Miroir.

Et sitôt après avoir réfléchi à la chose, le canadien écrasa sa large paume sur son visage, étouffant un grommellement d'embarras. " Le bibelot ". Quelle manière de traiter un client. Encore heureux que le bar était encore fermé ou les autres se seraient moqués de lui.
— Je suis un dragon, pas un bibelot.
— Scusez moi...

Il ne manqua pas le sourire moqueur de l'homme-dragon, abaissant sa paume pour pousser un lourd soupir, avant de reprendre une toute aussi importante inspiration - comme s'il repartait à zéro. Allez, du calme...

— Je me suis dis que cette...forme serait plus appropriée pour venir ici.
Gilles se pencha en dessous du comptoir pour sortir quelques verres, de tailles et de formes différentes, entreprenant de commencer sa présentation. Les premières impressions étaient importantes dans la business. Il joua la carte de la plaisanterie, veillant aussi à se détendre:

— Mieux ça que de vous virer encore, hein ? Il se pencha à nouveau, et sortit trois autres verres, deux de la même main et un de l'autre, habile dans ses mouvements.
— Donc vous êtes descendu au bar avant l'heure pourquoi ? J'espère que vous comptiez pas prendre une bouteille dans mon dos !
Vu qu'il fréquente Gun, autant s'attendre au pire.

La proposition failli faire échapper à Gilles le cinquième verre qu'il avait sorti, un demi-shaker opaque et à la surface argentée. Il le rattrapa avec un peu de maladresse, le prenant du bout des doigts par le haut avant de le poser à côté des autres, les disposant en ordre de taille sur le comptoir.

Le calme de l'autre l'avait déconcerté, aussi il tenta un troisième retour à zéro. Un grand soupir, une grande inspiration, et il médita sur les informations. Il était venu plus tôt, profitant d'avoir l'accès aux chambres (et donc aux loges) pour descendre au bar avant les autres, dans le but de lui faire un Deal, à lui.

Gilles se pencha encore, ayant du mal à digérer l'information, sortant trois pichets de 32 onces translucides, les posant au bout de sa présentation.
— ...Si je comprends bien, vous voulez qu'on devienne des partenaires ?

Logiquement, la suite serait:
— Parlez moi de votre pâtisserie.
Et l'éclat d'incertitude avait disparu dans ses yeux, puisque Gilles était entré en mode affaires.

Il sembla qu'Acelin venait lui aussi de rentrer en mode affaires. Son dos s'était redressé et il avait joint ses doigts de fée ensemble, exposant:

— « Nous offrons diverses collations et desserts allant des gâteaux aux portions individuelles. Nous pouvons offrir une variété à l'intention des clients du Miroir, vous pouvez même choisir vous-même ce que vous désirez servir. »
Il avait son attention.

— « Si vous le désirez, je puis vous envoyer quelques échantillons gratuits pour vous convaincre de la qualité de nos produits. »

"Échantillons" et "gratuit", joint au mot d'ordre "Pâtisserie" donna l'impression à Gilles de retomber dans son péché mignon. Au lieu de quoi, il joint "Gratuit" à "Promouvoir le miroir" à "Partenariat" - écartant son raisonnement cognitif de la gourmandise pour ne pas perdre le but en vue.

Suivant le portrait dépeint par le Dragon (dragon, dragon, dragon), il tendit la main machinalement vers le dépliant qu'on lui donna et laissa son regard se perdre un peu sur la myriade de choix sucrés s'offrant à ses yeux. Le nom de l'établissement fit frémir les poils de sa barbe sur un sourire goguenard. " Once upon a cake ". Jusqu'où continueraient-ils de presser le citron ?

Bien sûr il ne lui fallait pas juger un livre par sa couverture, aussi ses sourcils se haussèrent et son visage prit une lueur inquisitrice, comme il relançait son client - son potentiel partenaire sur son offre:

— « Mmh, ch't'intéressé.
Et en le pointant du dépliant, qu'il tenait toujours entre les doigts:
— Quand est-ce que je peux m'attendre à recevoir les échantillons gratuits ? »

— « Un coup de fil et vous aurez vos échantillons dans la demie-heure. »

Un seul coup de fil ? Et les échantillons pourraient arriver dans la demie-heure ? Comment, par le biais de la téléportation ? Ace le dragon pouvait faire téléporter sa marchandise directement dans le sous-sol du Miroir sur un laps de trente minutes ? Incroyable ! Gilles dut toutefois tourner sa langue dans sa bouche afin de cacher son émerveillement à son potentiel partenaire, hochant la tête, feignant un air sobre.

— Très bien, et nos clients pourraient servir de cobayes.

— Tout ce que vous avez à faire, c'est de choisir quelles créations vous souhaitez recevoir en guise d'échantillons.

Tout ce que vous avez à faire c'est de choisir, lui avait dit le dragon. Tout ce qu'il avait à faire, était de choisir qu'est-ce qu'il voulait comme échantillons, et après une téléportation dragonienne de 30 minutes il pourrait serrer la main d'Acelin, et sceller un partenariat qui serait sûr de rapporter au Miroir une nouvelle clientèle. Mais restait à choisir. Et l'assurance du businessman s'effrita légèrement lorsque ses grosses arcades sourcilières creusèrent une ride de souci dans son front.

— Toutes...? Si possible?...
Il se racla la gorge, cherchant à sauver la face:
— P-pour savoir celles qui se marient mieux avec le choix de vin et de boisson, bien sûr.

— Oui, c'est par rapport aux échantillons pour le miroir...Oui oui, tout va bien. Envoye la gamme entière...hmm-hmm. Merci.

L'appel fut succinct et bref, et Gilles se sentit comme désarmé par la prestance et l'organisation de l'homme en face de lui. Acelin avait visiblement tout préparé, et Gilles avait l'impression que le contrôle de la situation lui échappait - ce qui allait à l'encontre des qualifications de son rôle au Miroir. Et pendant son remoud, Ace avait baissé le téléphone de son oreille pour l'agripper du regard, et la Panthère comprit enfin comment se sentaient les clients devant lui.

— Les intempéries n'ont pas encore commencé, les échantillons arriveront plus tôt encore.
— B-bien, bredouilla l'homme d'affaires en trahissant un peu sa contenance en se grattant l'arrière de la tête. Il se racla la gorge, et tenta de peser le poids de son pied un peu plus au sol, et de se redresser un peu plus derrière le comptoir, cherchant à mieux se faire valoir:

— J'vous... sers quelque chose en attendant ?

— De l'eau suffira.
— C'est correct.
Enfin quelque chose dans lequel il se sentait en confiance et en contrôle. Inutile de stipuler que Gilles s'était déjà penché devant le comptoir pour prendre la cruche d'eau refroidie dans une de ses étagères. Il la souleva et la posa sur la surface.

— Je n'ai pas l'intention de commencer à m'enivrer avant même l'ouverture du bar.
— Bah ! Et poussa de ses larges mains quelques verres de sa présentation pour en isoler un, un highball cylindrique qu'il remplit au deux-tiers d'eau avant que les glaçons ne tombent pour remplir l'autre tiers.

Sans citron ou lime sous la main, Gilles se contenta d'aussi peu avant de le soulever par le haut, entre ses doigts, et le posa bien en face de son interlocuteur devant.
— C'est pas rare que Gun ramène des gens qui roulent sous les tables avant l'heure, on s'attend à toute !...

Mais il se rendait compte, non sans un soupçon de honte, à quel point il devait l'avoir mal-jugé. À bien y repenser, le barback qu'il lui avait trouvé la dernière fois n'était pas un mauvais bougre, non plus.